Geremy le remercia courtoisement et refusa, arguant que son fils était trop jeune pour être séparé de sa mère, et pas encore sevré, alors que Dame Ginevra s’était mis en tête de le nourrir au sein.

Varzil s’avança.

— Je suis venu, au nom de Carolin, Haut et Puissant Roi de Thendara, tuteur de Valentine di Asturien, roi légitime d’Asturias et seigneur de ce pays, pour rendre Alaric di Asturien, fils du Régent et Gardien d’Asturias, à son père. Alaric… ?

Sa vue coupa le souffle à Bard. De derrière Varzil, un jeune garçon maladif s’avança en boitillant. Sa démarche hésitante et ses épaules inégales en faisaient une affreuse caricature de Geremy. Bard fut incapable de se contenir.

— Père, s’écria-t-il en s’avançant. Leur permettras-tu de se moquer de toi dans ta propre maison ? Regarde ce qu’ils ont fait de mon frère, pour venger Geremy ! Je jure sous le charme de vérité que j’ai blessé Geremy par accident, non à dessein, et Alaric n’a pas mérité cela de Carolin !

Il tira sa dague.

— Maintenant, par tous les dieux, défends-toi, engeance d’Hastur, car tu le paieras de ta vie, et, cette fois, il ne s’agira pas d’un accident ! Je vais faire ce que j’aurais dû faire il y a sept ans…

Il saisit Geremy par l’épaule et le fit pivoter vers lui.

— Tire ta dague, ou je te frappe sur-le-champ !

— Reculez ! C’est un ordre !

Varzil n’avait pas parlé fort, mais sa voix obligea Bard à desserrer sa prise et à s’écarter de Geremy, pâle et couvert de sueur. Voilà longtemps qu’il n’avait pas entendu la voix de commandement sortir de la bouche d’un laranzu entraîné. La frêle silhouette de Varzil semblait le dominer de haut, menaçante, et la main de Bard, soudain sans force, lâcha la dague.

— Bard di Asturien, dit Varzil, je ne fais pas la guerre aux enfants, et Carolin non plus ; votre accusation est monstrueuse, et je la démentirai à la lumière du charme de vérité. Nous ne vous avons rien dit des maux d’Alaric, de peur que vous n’en veniez à cette conclusion. Nous n’avons aucune part à l’infirmité d’Alaric. Il y a cinq ans, il a contracté la fièvre musculaire qui frappe tant d’enfants dans le district des lacs, et, bien que les guérisseurs de Carolin aient fait de leur mieux et l’aient envoyé à Neskaya dès qu’il a été transportable – s’il n’est pas resté ici après la fuite de la Reine Ariel, c’est qu’il était avec moi à Neskaya –, malgré tous nos efforts, sa jambe s’est desséchée et son dos affaibli. Maintenant, il peut marcher à l’aide d’une simple attelle de jambe, et il a recouvré la parole ; vous pouvez demander à Alaric lui-même s’il a un motif de plainte contre nous.

Bard le considéra, consterné. Ainsi, ce pauvre infirme était le frère solide et viril qui devait l’aider à conduire ses armées ! Il avait l’impression que les dieux se moquaient de lui.

Dom Rafaël ouvrit les bras. Alaric s’avança en boitillant et embrassa son père.

— Mon cher fils ! dit-il, désolé et atterré.

Consterné, l’enfant regarda alternativement son père et Varzil.

— Cher père, dit-il, mon oncle Ardrin n’est pas responsable de ce qui m’est arrivé, et encore moins le Seigneur Varzil. Quand je suis tombé malade, lui et ses leroni m’ont soigné jour et nuit, pendant plusieurs années. Ils ont été si bons pour moi que toi et ma mère n’auriez pu faire davantage.

— Dieux du ciel ! gémit Dom Rafaël. Et Ardrin ne m’a pas prévenu ? Ni Ariel quand elle est partie en exil ?

— On m’avait envoyé à Neskaya des années auparavant, rétorqua Alaric, et comme tu ne venais jamais à la cour, je pensais que tu te souciais peu de mon sort ! Tu n’étais pas impatient de me retrouver au point de me disputer très ardemment à Carolin, ajouta-t-il, d’un ton détaché et ironique, qui convainquit Bard que, si le corps de son frère était infirme, il n’y avait absolument rien à redire à son intelligence. Je savais que tu garderais le trône pour moi, au moins jusqu’à ce que tu m’aies vu. Après cela, je n’étais pas sûr que tu accepterais de payer la rançon.

Dom Rafaël répliqua avec sincérité :

— Tu es mon fils chéri, et je suis heureux de te rendre ce trône que j’ai revendiqué pour toi.

Bard entendit la partie inexprimée de sa pensée, si tu arrives à le conserver, et il était sûr qu’Alaric avait entendu également.

Le visage de Varzil était calme et compatissant ; ses yeux s’attardèrent sur Alaric et Dom Rafaël, comme s’ils occupaient toutes ses pensées. Mais Bard savait que Varzil, malgré l’intérêt sincère qu’il portait à Alaric, avait retardé son entrée jusqu’au moment où sa vue produirait le plus de confusion et de consternation. Il voulait montrer à tous, aussi publiquement que possible, que le jeune prétendant au trône d’Asturias n’était qu’un pitoyable petit infirme !

Bard n’était plus que rage et désespoir – était-ce là le jeune et vigoureux guerrier qui marcherait à la bataille à son côté ? Pourtant, son cœur saignait pour le petit frère qu’il avait aimé. Quelle que fût la déception de son père et la sienne, Alaric devait la ressentir encore plus profondément. Il était inexcusable de se servir de ce jeune infirme pour montrer la faiblesse du trône d’Asturias ! En cet instant, s’il n’avait pas eu connaissance de l’immunité diplomatique, il eût étranglé Varzil de ses propres mains – oui, et Geremy avec lui !

Pourtant – pensa-t-il, se réconciliant lentement avec cette nouvelle situation – cela aurait pu être pire. Alaric était infirme, mais semblait par ailleurs en bonne santé, et il n’y avait certainement rien à redire à son intelligence ! Geremy avait un fils sain et vigoureux ; il n’y avait aucune raison pour qu’Alaric ne pût pas en avoir une douzaine. Après tout, ce ne serait pas le premier infirme à monter sur le trône ; et il avait un frère loyal pour commander ses armées.

Je ne convoite pas le trône, pensa Bard. Je n’ai ni l’esprit ni le talent qu’il faut pour gouverner. Je préfère être le général en chef du roi plutôt que le roi lui-même !

Ses yeux rencontrèrent ceux d’Alaric, et il sourit. Dom Rafaël, lui aussi, s’était ressaisi. Il se leva et déclara :

— Pour preuve que je n’ai régné qu’en qualité de régent, je te cède ce trône, mon fils, en tant que légitime roi d’Asturias. Mon fils et mon seigneur, je te prie de prendre place.

Les joues d’Alaric se colorèrent, mais il avait été bien instruit du protocole. Quand son père mit un genou en terre devant lui en lui offrant son épée, il dit :

— Je te prie de te relever, père, et de reprendre ton épée, pour demeurer régent et gardien de ce royaume jusqu’à ce que je sois en âge de gouverner.

Dom Rafaël se leva et prit place trois pas derrière le trône.

— Mon frère, dit Alaric, regardant Bard, on m’a dit que tu étais le commandant des armées d’Asturias.

Bard fléchit le genou devant le jeune garçon et dit :

— Je suis ici pour te servir, mon frère et mon seigneur.

Alaric sourit, pour la première fois depuis qu’il avait paru derrière Varzil, et ce sourire réchauffa le cœur de Bard comme un rayon de soleil.

— Je ne te demande pas ton épée, mon cher frère. Je te prie de la garder pour la défense du royaume ; puisse-t-elle n’être tirée que contre mes ennemis. Je te nomme premier homme du royaume, après notre père le Seigneur Régent, et je vais réfléchir au moyen de te récompenser.

Bard répondit en quelques mots que la faveur de son frère le récompensait assez. Il détestait ce genre de cérémonie depuis qu’il était arrivé, enfant, à la cour de son oncle. Il reprit sa place, soulagé de ne s’être pas ridiculisé par quelque gaffe.

— Et maintenant, mon cousin Varzil, dit Alaric, je sais que le roi vous a confié une mission diplomatique, que, naturellement, vous n’avez pas voulu révéler à un enfant. Voulez-vous maintenant l’exposer au trône d’Asturias, et à mon père et régent ?

Dom Rafaël se joignit à cette requête :

— Bienvenue à l’ambassade de Carolin, dit-il. Mais serait-il possible de tenir cette conférence dans une pièce plus confortable que cette salle du trône où nous devons tous rester debout et observer l’étiquette ?

— J’en serai honoré, répondit Varzil. Et je suis prêt à me passer du charme de vérité si vous l’êtes aussi ; les questions à discuter ne concernent pas des faits, mais des attitudes, revendications, opinions et autres considérations. Le charme de vérité ne joue pas lorsqu’il y a simplement différence d’opinion, où chaque côté se croit honnêtement dans le vrai.

Dom Rafaël dit cérémonieusement :

— Cela est vrai. Avec votre accord, mon cousin, nous renverrons la leronis et nous reverrons d’ici une heure dans mon salon privé, si c’est assez pour vous. Mon intention est de vous offrir davantage de confort, et non de rabaisser l’importance de votre mission.

— Discrétion et simplicité me conviennent parfaitement, dit Varzil.

Quand l’ambassade d’Hastur se fut temporairement retirée, Dom Rafaël et ses fils s’attardèrent un moment dans la salle du trône.

— Alaric, mon fils, tu n’es pas obligé d’assister à cette conférence si elle doit te fatiguer !

— Père, avec ton accord, j’y assisterai, dit Alaric. Tu es mon régent et mon gardien, et je m’en remettrai à ton jugement jusqu’à ma majorité – et après aussi, sans aucun doute, pendant bien des années. Mais je suis assez grand pour comprendre ces questions, et si je dois gouverner un jour il vaut mieux que je sois au courant de ta politique.

Bard et Dom Rafaël échangèrent des regards approbateurs.

— Alors, restez, je vous en prie, Votre Altesse.

Dom Rafaël employa l’expression cérémonieuse de va’Altezu, utilisée uniquement envers un supérieur très proche du trône. Ce faisant, Bard savait que son père reconnaissait son frère comme adulte, bien qu’il n’eût pas tout à fait atteint l’âge de la majorité légale. Physiquement, Alaric n’était peut-être qu’un enfant infirme, mais il ne faisait pas de doute pour eux qu’il fût assez mûr pour prendre sa place d’homme.

Ils se retrouvèrent autour d’une table dans les appartements privés de Dom Rafaël, qui envoya une servante chercher du vin pour tous. Quand elle se fut retirée, Varzil dit :

— Avec votre accord, Dom Rafaël, et le vôtre, Majesté, ajouta-t-il cérémonieusement à l’adresse d’Alaric, d’un ton qui contrastait avec la familiarité affectueuse qu’il lui avait manifestée jusque-là, je vais vous exposer la mission dont m’a chargé le Roi Carolin. J’avais d’abord eu l’intention d’amener une Voix, pour que vous entendiez les paroles mêmes de Carolin. Mais, si vous le voulez bien, nous nous en passerons. Je suis l’ami et l’allié de Carolin ; je suis aussi Gardien de la Tour de Neskaya. Et j’ai signé avec lui, au nom de Neskaya, le Pacte auquel je vous demanderai maintenant d’adhérer. Comme vous le savez, Neskaya fut détruite par des bombes de feu il y a une génération de cela ; et, quand Carolin Hastur l’a fait reconstruire, nous nous sommes mis d’accord sur le Pacte. Il ne m’a pas demandé de le signer en qualité de seigneur souverain, mais en homme de raison, et j’ai accepté avec joie.

— Quel est ce Pacte dont vous parlez ? demanda Dom Rafaël.

Varzil ne répondit pas directement.

— Les Cent Royaumes sont déchirés tous les ans par des guerres stupides et fratricides ; votre différend avec la Reine Ariel pour le trône d’Asturias n’en est qu’un parmi beaucoup d’autres. Le Roi Carolin de Thendara est prêt à reconnaître la maison de Rafaël di Asturien comme gardienne légitime de ce royaume, et la Reine Ariel se déclare prête à renoncer à tous ses droits sur le trône de même qu’à ceux de son fils, si vous signez le Pacte.

— Je reconnais la générosité de cette concession, dit Dom Rafaël, mais je ne désire pas conclure le même marché que Durraman quand il acheta son âne. Je dois connaître la nature précise de ce Pacte, mon cousin, avant d’y adhérer.

— Le Pacte stipule que nous n’utiliserons pour nous battre aucune arme de sorcellerie, dit Varzil. La guerre est peut-être inévitable entre les hommes ; j’avoue que je ne le sais pas. Carolin et moi, nous travaillons en vue du jour où tout ce pays sera uni dans la paix. En attendant, je vous demande de vous joindre à nous en prêtant serment, solennellement, de livrer bataille avec des soldats qui risquent leur vie dans la bataille, et non avec des armes de lâches qui condamnent femmes et enfants à la sorcellerie et au chaos, qui incendient les forêts et ravagent les villes et les cultures. Nous vous demandons de proscrire, à l’intérieur de votre royaume, toutes les armes dont la portée dépasse celle du bras de celui qui l’utilise, pour que tout combat demeure égal et honorable, et ne mette pas la vie de l’innocent en danger par des armes mauvaises qui frappent de loin.

— Vous n’êtes pas sérieux ! dit Rafaël, incrédule. Quelle folie est-ce là ? Devrons-nous aller à la guerre uniquement avec des épéistes, alors que nos ennemis feront pleuvoir sur nous flèches et feuglu, bombes et sortilèges ? Dom Varzil, j’hésite à vous croire fou, mais croyez-vous que la guerre soit une partie de castles, jouée par des femmes et des enfants avec des gâteaux et des piécettes pour enjeu ? Croyez-vous vraiment qu’un homme sensé peut écouter sérieusement votre proposition ?

Le beau visage de Varzil était empreint d’un sérieux absolu.

— Je vous en donne ma parole, en toute honnêteté. Tout ce que je dis est vrai, et beaucoup de petits royaumes ont déjà signé le Pacte avec le Roi Carolin et les Hastur. Les armes de lâches et la guerre au laran seront complètement proscrites. Nous ne pouvons empêcher la guerre, du moins pas dans l’état présent de notre monde. Mais nous pouvons lui imposer des limites, l’empêcher de détruire les champs et les forêts, interdire l’usage de ces armes maléfiques qui ont ravagé Hali il y a neuf ans, et où des enfants sont morts, le corps enflé et le sang mué en eau, parce qu’ils avaient joué dans des forêts où les feuillages avaient été détruits par la poudre brûle-moelles… Là-bas, toutes les terres demeurent contaminées, Dom Rafaël, et le seront peut-être encore au temps des petits-fils d’Alaric ! La guerre est une compétition, Dom Rafaël, et pourrait effectivement se régler par un jet de dés ou une partie de castles. Les règles de la guerre ne sont pas décrétées par les dieux, de sorte que nous devrions adopter des armes de plus en plus puissantes qui finiraient par nous détruire tous, vainqueurs et vaincus. Pour prévenir cela, pour quoi ne pas nous limiter à ces armes que nous pouvons tous utiliser honorablement ?

— Quant à cela, dit Dom Rafaël, mes sujets n’y consentiront jamais. Je ne suis pas un tyran, et ne veux pas, en leur enlevant leurs armes, les laisser sans défense contre les gens sans scrupules qui refuseront toujours de renoncer à leurs propres armes. Quand je serai certain que tous nos ennemis l’auront fait, peut-être… mais j’en doute.

— Bard di Asturien, dit Varzil, se tournant vers lui, vous êtes un soldat ; la plupart des soldats sont des hommes de raison. Vous commandez les armées de votre père. Ne verriez-vous pas d’un bon œil la proscription de ces armes atroces ? N’avez-vous jamais vu un village brûlé par le feuglu, ou des petits enfants mourant de la poudre brûle-moelles ?

Bard sentit son cœur se serrer, au souvenir d’un tel village près de Scaravel, avec les cris et les hurlements incessants des enfants brûlés par le feuglu. Ils semblaient avoir hurlé pendant des jours, jusqu’à ce qu’ils meurent, l’un après l’autre, jusqu’au dernier. Ensuite, le silence, plus terrible encore, comme s’il entendait leurs cris quelque part dans sa tête… Lui-même ne voulait pas se servir du feuglu ; mais pourquoi Varzil lui posait-il la question, à lui ? Il n’était qu’un soldat, le général de son père dont il devait suivre les ordres.

— Dom Varzil, dit-il, je serais heureux de combattre uniquement avec l’épée et le bouclier, si l’on pouvait convaincre les autres d’en faire autant. Mais je suis un soldat, et mon métier est de gagner des batailles. Or, je ne peux l’emporter avec des hommes armés d’épées, contre une armée utilisant le feuglu, qui lâche des démons pour terrifier mes hommes, ou qui soulève le vent, l’eau et la tempête et provoque des tremblements de terre contre moi.

— Cela ne vous serait pas demandé, dit Varzil. Mais accepteriez-vous de ne pas vous servir le premier du laran si on ne l’utilise pas contre vous, et, surtout, de ne pas y recourir contre les non-combattants ?

Bard ouvrait la bouche pour dire que cela lui paraissait raisonnable, mais Dom Rafaël intervint avec colère.

— Non ! La guerre n’est pas un jeu !

Varzil dit avec dédain :

— Si ce n’est pas un jeu, qu’est-ce donc ? C’est un jeu, en tout cas, pour ceux qui la font afin d’imposer leurs propres règles !

Dom Rafaël répondit avec un rictus méprisant :

— Alors, pourquoi ne pas pousser ce raisonnement jusqu’à ses conclusions logiques ? Réglons tous nos différends par une partie de football – ou de saute-mouton ! Envoyons nos vieillards mettre fin à nos guerres par une partie d’échecs, ou nos fillettes sauter à la corde pour trancher nos disputes !

— Bien des guerres pourraient être évitées par des discussions raisonnables entre hommes raisonnables. Et dans les cas où la raison ne prévaut pas, les différends pourraient en effet se régler par une partie de ballon, plutôt que par ces campagnes interminables ; elles prouvent simplement que les dieux aiment ceux qui possèdent les meilleurs soldats, dit Varzil avec une profonde amertume.

— Vous parlez en couard, dit Dom Rafaël. La guerre inquiète les pusillanimes. Pourtant les faits sont là, et, puisque les hommes ne sont pas raisonnables – et pourquoi devraient-ils préférer leur raison à leurs désirs ? –, tout se règle en fin de compte en faveur de celui qui peut imposer sa solution parce qu’il est le plus fort. Toute l’histoire nous enseigne qu’on ne peut pas changer la nature humaine. Si un homme n’est pas satisfait de la solution proposée – quelque juste et raisonnable qu’elle paraisse à d’autres – il combattra pour imposer la sienne. Sinon, nous naîtrions tous sans mains ou sans bras, ou sans l’intelligence des armes. Seul un couard peut prétendre le contraire ; mais de tels propos ne m’étonnent pas dans la bouche d’un porteur de sandales, d’un laranzu.

— Les insultes ne cassent ni bras ni jambes, seigneur. Je ne crains pas le nom de couard au point de faire la guerre pour m’en laver, comme les écoliers qui se battent parce qu’on les a traités de fils de catin ou d’enfant-aux-six-pères ! Dois-je comprendre qu’en cas d’attaque par des soldats armés de seules épées, vous les brûleriez par le feuglu ?

— Oui, naturellement, si j’en ai. Je ne fabrique pas cette arme maléfique, mais, si d’autres l’utilisent, il faut bien que je la possède, et je dois m’en servir avant qu’on ne l’emploie contre moi. Croyez-vous vraiment que qui que ce soit respectera ce Pacte, à moins d’être déjà assuré de la victoire ?

— Et vous combattriez ainsi, tout en sachant que vos propres terres seraient contaminées par la poudre brûle-moelles, ou par ce nouveau poison qui provoque des bubons noirs chez tout homme, femme ou enfant, si bien qu’on l’a baptisé la maladie du masque ? J’avais toujours pensé que vous étiez un homme raisonnable et compatissant !

— Je le suis, dit Dom Rafaël. Mais pas au point de déposer les armes et de me résigner à livrer mon pays et mon peuple, pour vivre en esclave d’un autre État ! Pour moi, tout ce qui peut me valoir une victoire rapide et décisive est une arme raisonnable et compatissante. Une guerre qui se fait uniquement par l’épée – comme un tournoi – peut traîner pendant des années – j’ai passé la plus grande partie de ma vie à combattre Serrais – alors que tout homme sensé réfléchira à deux fois avant de m’attaquer, étant donné les armes que je peux aligner contre lui. Non, Dom Varzil, vos paroles paraissent raisonnables en surface, mais la déraison les mine en profondeur ; votre genre de guerre plairait trop aux hommes, qui la prolongeraient comme un jeu, sachant qu’ils ne risquent rien de grave. Vous pouvez rentrer dire au Roi Carolin que je méprise ce Pacte, et ne l’observerai jamais. S’il décide de marcher contre moi, il me trouvera prêt à l’accueillir avec toutes les armes que mes leroni pourront inventer, et tant pis pour lui s’il choisit de venir avec des soldats armés seulement d’épées et de boucliers ; il peut même les armer de balles de tennis, ce qui rendrait encore ma tâche plus facile ; ou leur demander de se rendre sans combattre. Ce Pacte infantile, c’est tout ce que vous aviez à discuter avec moi, Dom Varzil ?

— Non, dit Varzil.

— Alors, de quoi s’agit-il ? Je ne désire pas la guerre avec les Hastur. Je préférerais une trêve.

— Moi aussi, de même que le Roi Carolin, dit Varzil. Il m’a mandé ici avec pouvoir de recevoir votre serment de vous abstenir de toutes hostilités contre nous. Vous êtes un homme raisonnable, dites-vous ; alors, pourquoi ce pays devrait-il être déchiré par des guerres incessantes ?

— Je n’ai aucun désir de combattre, dit Dom Rafaël, mais je ne livrerai pas aux Hastur un pays sur lequel les di Asturien règnent depuis des temps immémoriaux.

— C’est inexact, dit Varzil. Les archives écrites conservées à Nevarsin et Hali – sans doute plus dignes de confiance que les légendes patriotiques et les contes populaires que vous utilisez pour galvaniser vos hommes – vous prouveront que les Hastur régnaient sur ce pays il y a moins de deux cents ans. Mais, après une invasion d’hommes-chats, le Seigneur Hastur a confié aux di Asturien la mission de gouverner ce pays, sans plus. Maintenant, toutes ces terres se sont morcelées en petits royaumes, dont chacun revendique un droit immémorial à la souveraineté et à l’indépendance. Et c’est le chaos. Pourquoi ne pas retrouver la paix ?

— La paix ? La tyrannie, voulez-vous dire, s’écria Dom Rafaël. Pourquoi le peuple libre d’Asturias devrait-il courber la tête devant les Hastur ?

— Si l’on va par là, pourquoi devrait-il la courber devant les di Asturien ? Le prix à payer pour la paix, c’est la renonciation à certaines coutumes locales. Supposez que chacun de vos fermiers veuille être un homme libre, et ait le droit absolu d’édicter ses propres règles, refusant à tout autre le droit de traverser ses terres sans payer un tribut, et se gouvernant uniquement selon ses caprices ?

— Ça, dit Dom Rafaël, ce serait de la folie.

— Alors pourquoi n’est-ce pas de la folie d’affirmer qu’El Haleine, le Marenji et l’Asturias sont des royaumes indépendants, chacun avec son roi et son gouvernement séparés des autres ? Pourquoi ne pas faire la paix sous l’égide des fils d’Hastur, et retrouver la liberté de voyager et commercer sans avoir recours, partout, aux hommes d’armes ? Vous serez toujours libres dans votre royaume, et vous engagerez simplement à ne pas vous mêler des affaires d’un autre royaume indépendant, en coopérant avec les autres souverains en amis et en égaux…

Rafaël di Asturien secoua la tête.

— Mes ancêtres ont conquis ce pays. Valentine, fils d’Ardrin, a renoncé à ses droits en s’enfuyant avec sa mère à la cour du Roi Carolin. Mais je veux le conserver pour mes fils, et, si les Hastur le convoitent, il faudra qu’ils viennent le prendre, s’ils le peuvent.

Il parlait avec panache, mais Bard savait que son père pensait à la conversation qu’ils avaient eue le soir du mariage de Geremy.

Serrais à l’est, Aldaran et Scathfell au nord, Hastur à l’ouest, avec tous leurs alliés, plus sans aucun doute, un jour, les gens des Plaines de Valeron au sud.

— Ainsi donc, dit Varzil, vous ne jurerez pas allégeance à Hastur, bien qu’il vous demande seulement l’engagement de ne pas porter les armes contre Hali ou Carcosa, le Château Hastur ou Neskaya, qui est sous sa protection ?

— Le trône d’Asturias, dit Dom Rafaël, n’est pas vassal des Hastur. Et c’est mon dernier mot sur la question. Je n’ai pas l’intention d’attaquer Hastur, mais il ne doit pas chercher à gouverner ici.

— Alaric, dit Varzil, vous êtes seigneur d’Asturias. Vous n’êtes pas encore en âge de signer des pactes, mais je vous demande néanmoins, par amitié pour vos parents, de faire entendre raison à votre père en cette affaire.

— Mon fils n’est plus votre prisonnier, Dom Varzil, dit Rafaël, avançant un menton belliqueux. Je ne sais pas jusqu’où vous lui avez enseigné à trahir son peuple, mais…

— Père, c’est injuste, protesta Alaric. Je te demande de ne pas te quereller avec mon cousin Varzil !

— Dans ton intérêt, mon fils, je garderai mon calme. Mais je vous en prie, Dom Varzil, ne parlez plus de livrer le trône d’Asturias aux Hastur !

— En ce moment même, dit Varzil, vous projetez de faire la guerre à des voisins pacifiques – pas à des envahisseurs ! Je sais ce que vous avez fait au Marenji. Je sais aussi que vous avez l’intention d’attaquer Serrais au printemps ; et que vous voulez fortifier les terres bordant la Kadarin…

— Que vous importe ? demanda Bard avec une froide hostilité. Les terres bordant la Kadarin n’appartiennent pas aux Hastur, que je sache !

— Et elles n’appartiennent pas non plus à l’Asturias, dit Varzil. Carolin a juré de les protéger contre les attaques de petits royaumes amateurs de conquêtes ! Faites ce que vous voulez à l’intérieur de vos frontières ; mais, je vous en avertis, à moins que vous ne soyez prêts à combattre tous ceux qui ont juré allégeance à Hastur et au Pacte, ne les attaquez pas !

— Dois-je comprendre que vous me menacez ?

— Oui, dit Varzil, bien contre mon gré. Je demande, en qualité d’envoyé d’Hastur, que vous et vos deux fils prêtiez serment de ne pas attaquer les pays qui ont adhéré à ce Pacte en égaux. Dans le cas contraire, nous lèverons une armée dans les quarante jours, prendrons le royaume d’Asturias et choisirons parmi les com’ii un homme qui le gouvernera au nom d’Hastur.

À ces mots, Bard sentit le cœur lui manquer. Ils n’étaient pas en mesure de faire la guerre aux Hastur ; pas avec la population qui se soulevait au-delà de la Kadarin, pas avec Serrais à l’est ! Et si les Hastur les attaquaient maintenant, l’Asturias ne pourrait pas résister.

Dom Rafaël serra les poings avec rage.

— Quel serment exigez-vous de nous ?

— Je vous demande devant Geremy Hastur, représentant son père Carolin, de prêter un serment de parent, qui ne devra pas être rompu sans avertissement avant six mois, et qui vous engage à n’attaquer aucun pays sous la protection d’Hastur ; en retour, vous profiterez de la paix qui règne sous l’Alliance.

Il utilisa le mot comyn dans un sens nouveau.

— Acceptez-vous de jurer ?

Il y eut un long silence. Mais les di Asturien n’étaient pas en position de force, et ils le savaient. Ils n’avaient d’autre choix que de prêter serment. Ils furent reconnaissants à Alaric d’intervenir, ce qui leur évita de perdre la face.

— Dom Varzil, dit Alaric, je prêterai le serment de parent, mais je ne jurerai pas allégeance à votre Alliance. Cela suffira-t-il ? Je jure de ne pas partir en guerre contre Carolin de Thendara sans lui donner un avertissement de six mois. Mais, ajouta-t-il, serrant les mâchoires, ce serment n’est valable qu’aussi longtemps que mon cousin Carolin de Thendara me laissera en possession du trône d’Asturias ; s’il devait marcher contre le trône, mon serment deviendrait caduc le jour même et je le considérerais comme mon ennemi !

— J’accepte ton serment, mon cousin, dit Geremy. Je jure que Carolin l’honorera. Mais comment contraindras-tu ton père et ton frère à le respecter ? Tu n’as pas encore atteint la majorité légale, et ils sont les puissances qui assurent ton trône.

— Par les dieux et par l’honneur de notre famille, Bard, mon frère, respecteras-tu mon serment ?

Bard répondit :

— Sous la forme où il a été énoncé, mon frère, je le respecterai.

Il saisit la poignée de son épée et ajouta :

— Que les dieux m’ôtent mon épée et mon cœur si je trahis notre honneur.

— Et moi, dit Dom Rafaël, pinçant les lèvres et refermant les doigts sur sa dague, je jure sur l’honneur d’Asturias, que personne ne peut contester.

Non, pensait Bard, tandis que Geremy et Varzil prenaient congé avec d’interminables formalités, ils n’avaient pas le choix, pas avec un enfant infirme sur le trône, au lieu du jeune guerrier vigoureux qu’ils attendaient. Il leur fallait du temps, et ce serment n’était qu’un moyen d’en gagner. L’ambassade de Hastur s’en alla, on emmena Alaric, mortellement pâle de fatigue, et alors, renonçant à son masque de calme, Dom Rafaël explosa.

— Mon fils ! C’est mon fils, je l’aime, je l’honore, mais, par l’enfer, Bard, est-il capable de régner à une époque comme la nôtre ? Ah, si les dieux avaient permis que ta mère soit mon épouse légitime !

— Père, dit Bard d’un ton apaisant, seules ses jambes sont infirmes. Son esprit et son intelligence sont intacts. Je suis un soldat, pas un homme d’État. Alaric fera un meilleur roi que moi !

— Mais tout le monde te respecte, on t’appelle le Loup et le commandant ; agiront-ils de même envers mon pauvre petit infirme ?

— Si je suis derrière son trône, oui, dit Bard.

— Alors, Alaric sera béni dans son frère ! Il est bien vrai, le vieux dicton qui dit : Nu est le dos sans frère… Mais, tu es seul de ta valeur, et tu viens de prêter serment à Hastur, ce qui te lie les mains. Si nous avions le temps, ou si Alaric était sain et vigoureux…

— Si la Reine Lorimel avait porté des culottes au lieu de porter des jupes, elle aurait été roi et Thendara ne serait jamais tombée, dit sèchement Bard. Laissons les si et les si les dieux avaient voulu et toutes les sottises semblables. Il faut tailler la cape dans l’étoffe que nous avons ! Les dieux me sont témoins que j’aime mon frère, et que j’avais envie de pleurer comme le bébé de Geremy en le voyant voûté et tordu comme il l’est. Mais ce qui est fait est fait ; le monde va comme il veut. Je ne suis qu’un frère.

— C’est une chance pour les Hastur que tu n’aies pas un jumeau, dit Dom Rafaël, avec un rire désespéré. Car, avec deux généraux comme toi, mon cher fils, je pourrais conquérir les Cent Royaumes.

Puis il s’interrompit brusquement. Son rire s’arrêta net, et il regarda Bard avec une telle intensité que ce dernier se demanda si le choc de la maladie d’Alaric ne lui avait pas dérangé le cerveau.

— Deux comme toi, répéta-t-il. Avec deux hommes de ta trempe, Loup, je pourrais conquérir toutes les terres de Dalereuth aux Heller. Bard, suppose que vous soyez deux comme toi, dit-il, en un murmure, suppose que j’aie un autre fils semblable à toi, avec tes dons militaires, ton génie de la stratégie et ton loyalisme inconditionnel – deux comme toi ! Et je sais où en trouver un autre. Pas un autre comme toi – un autre toi !

Le Loup des Kilghard
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